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je suis sure de retrouver mes liens lus ici
ET très bon article de:
Olivier Deloignon
L’esthétique du livre renaissant ou comment s’est pensée et construite la beauté du livre
p. 17-37
PLAN DÉTAILLÉ
TEXTE INTÉGRAL
Entre tous les trophées de generosité de noz majeurs et ancestres, je ne trouve rien qui puisse egaler à l’admirable invention, utilité et dignité de l’Imprimerie, laquelle surmonte tout ce que l’antiquité a peu concevoir et imaginer d’excellent, attendu qu’elle conserve et garde toutes les conceptions de noz ames.
C’est la tresoriere qui immortalise les monumens de nos espritz,
Et eternise de siecle en siecle,
Et quasi enfante et produist en lumiere les fruictz de noz labeurs.
Pierre Boaistuau,
Bref discours de l’excellence et dignité de l’homme, Paris, 1558.
1Les livres sont au cœur de la culture ancienne de l’écrit qui s’étend de l’Antiquité tardive au xviiie siècle au moins1. La tradition herméneutique occidentale (à la suite du Phèdre2) a institué une rupture entre la pensée et sa représentation écrite ou peinte, cette dernière relevant de la « chose morte ». De ce fait, les études sur l’esthétique livresque tardo-médiévale et renaissante se sont portées sur la transcendance de l’œuvre par rapport à la matérialité de l’écrit, affirmant la pureté de l’idée par rapport à l’inévitable corruption de la matière, l’immatérialité de la pensée face à la textualité des ouvrages3.L’histoire de « la chose imprimée » s’est ainsi penchée sur l’esthétique des livres, en regard des contraintes techniques inhérentes aux différents procédés mis en œuvre pour leur production. Ce dévoilement des limites de la matière à exalter l’œuvre est allé de paire avec une vision « évolutionniste » des progrès de l’art d’imprimer. Pourtant, très tôt dans l’histoire du livre imprimé, la restitution de la lumière de l’esprit sur la page a été au cœur de l’une des problématiques les plus intéressantes ; il s’agit de l’orchestration visuelle du livre ou comment la beauté du support doit magnifier l’œuvre qu’elle contient, son auteur et son commanditaire, pour les confier à la postérité par l’intermédiaire d’une architecture commémorative.
2Nous voudrions montrer comment la « révolution aldine » des années 1530 a contribué à affirmer une conscience aiguë de l’orchestration visuelle du livre chez les éditeurs humanistes à la pointe de l’avant-garde. Ce mouvement marque le passage d’une conception médiévale à une certaine modernité. Il met en exergue la manière dont le livre humaniste a été pensé comme écrin, comme projection de l’éloquence4, visant à faire du livre un spectacle de magnificence, une « machine à produire de l’éternité5 », détaché des contingences de l’écoulement du temps.
La situation à l’aube de la révolution aldine
3À la veille de la décennie 1530, le monde du livre parisien est régi par la règle du patronage et du mécénat. La rentabilité des éditions prévaut, souvent au détriment de la qualité graphique. Le modèle de livre prédominant est en style dénommé « à la moderne ». Il est directement dérivé de modèles septentrionaux et poursuit les recherches graphiques des proto-typographes. À quelques rares exceptions, les ouvrages de cette facture sont constitués d’un assemblage assez hétéroclite de matériel typographique et xylographique. Souvent imprimé en deux couleurs, il présente des ornements et des illustrations gravés en hachures ou au criblé, dans des éditions souvent médiocres. Les fontes en usage sont des bâtardes de plus ou moins bonne facture, elles servent à reproduire des textes établis avec une légèreté frisant parfois la désinvolture.
4Les rares pionniers des éditions de style « à l’antique », en lettres romaines, tentent de diffuser des textes classiques, ils sont pour l’essentiel de formation humaniste mais peinent à s’affirmer faute de clientèle et de mécénat. Quelques fontes de romain circulent dès le début du xvie siècle6, copiées des types de l’atelier de la Sorbonne ou de ceux du Rhin supérieur. Elles sont pour l’essentiel réservées à la composition de textes en latin, à destination des humanistes, et sont de mauvaise qualité par rapport à leurs homologues en usage à Strasbourg, Bâle ou Venise. Un changement rapide a lieu à partir des années 1530, qui aboutit à un emploi très systématique du romain pour la composition des textes en français. En quelques années les lettres romaines parisiennes sont portées au pinacle de la novation formelle, c’est la « révolution aldine ».
5Cette « révolution » ne se limite toutefois pas à l’apparition d’alphabets en romain de bonne facture ni à la généralisation de la composition des textes en langue vernaculaire dans cette nouvelle graphie. Il se produit également un changement profond dans la démarche éditoriale de certains faiseurs de livres, ce qu’il est convenu d’appeler l’orchestration visuelle du livre. L’expression souligne les tentatives d’unification des différents éléments constituant un ouvrage, dans une esthétique globale inspirée d’ouvrages italiens et de motifs tirés de l’Antiquité7 qui donne naissance au « style renaissance » du livre imprimé français. Cela se traduit par l’abandon de la bichromie, une harmonisation des lettres composant le texte, des ornements et des illustrations. Ces dernières délaissent le style hachuré typique de la fin du xve siècle ou du criblé pour adopter la technique de la ligne claire. Enfin, une conscience esthétique nouvelle se manifeste dans une ordonnance architectonique du livre inspirée de l’art poétique et régie par un souci tout humaniste des belles lettres.
La fabrication du modèle
6À la fin du règne de Louis XII, les poètes, exaltant les pouvoirs de l’écriture, développent l’ambition de remplir le rôle d’édificateur de l’imagerie et de la symbolique du roi. Leur aptitude à immortaliser la personne du souverain en confiant son image à la postérité en fait des auxiliaires précieux dans la fabrication de l’identité dynastique des Valois, en quête de marques symboliques de légitimité. À l’avènement de François Ier, ils s’empressent de recourir à l’image du roi reproduisant à son échelle l’architecture du « Palais de Nature8 », tentant par sa magnificence d’être le reflet terrestre du roi des cieux, un nouveau Salomon9. Octovien de Saint-Gelais ou Jean Molinet emploient cette image qui s’affirme chez Clément Marot, Gilles Corrozet, Pierre de Ronsard et Joachim Du Bellay, faisant de François Ier puis d’Henri II des rois architectes. L’éloquence poétique se transforme en architecture au service de la légitimation de l’autorité politique.
7À la suite de la publication des Annotationes in Pandectas de Budé en 1508, réédité plusieurs fois par Josse Bade jusqu’en 153010, l’architecture entre dans les cadres humanistes du savoir. Un lieu commun de la poésie ou de la littérature romanesque11 consiste alors en descriptions plus ou moins précises et techniques d’édifices ou d’éléments d’architecture imaginaires ou restitués12. L’auteur, à l’image du roi architecte, se représente fréquemment bâtissant un édifice chargé d’assurer sa postérité et celle de son commanditaire, le tombeau littéraire en est l’expression la plus achevée13. À la veille de la création du Collège de France, l’architecture devient le paradigme de la culture française14.
8Le rôle de commémoration et de légitimation, l’entrelacement de la memoria et de la fama, jusqu’alors dévolu aux monuments est transmis à l’écrit assimilé à un bâtiment par un glissement métaphorique. Pour cela, les renaissants s’appuient sur une tradition remontant à L’Antiquité. Pindare et Horace rapprochent15 en effet l’organisation du texte de la construction d’une bâtisse16, l’œuvre littéraire d’un édifice architecturé17. Horace ne s’écrie-t-il pas à la fin du livre III de ses Odes : « J’ai édifié un monument plus durable que le bronze, plus haut que les Pyramides des rois que gangrène le temps…18 » ? La métaphore est abondamment reprise par les poètes. Dès 1510 Jean Lemaire de Belges s’imagine architecte dans une lettre, relatant l’avancée de son travail littéraire19 tandis que dans Le Temple d’honneur et de vertus et La Concorde des deux langages il présente des architectures imaginaires20. Dans les Douze Dames de rhétorique, Jean Robertet imagine ses poèmes traduits visuellement sur un bâtiment21 et les conçoit en forme de portes ou de fenêtres au travers desquelles le lecteur peut entrevoir les faits mémorables de ses aïeux22. Ronsard dans la préface de la Franciade compare le poète à un bâtisseur qui édifie non « une petite cassine » mais « un magnifique palais » par son œuvre23. Joachim Du Bellay24 dans un sonnet à Pierre Lescot compare les vertus respectives des deux arts, associant le style des grands poètes avec l’ordre architectural leur correspondant dans chacune des quatre parties de l’édifice25. Jacques Grévin, enfin, compare l’hommage poétique au cisèlement de la pierre26. L’écrit ayant sur la matière l’avantage d’une immatérialité lui permettant d’échapper aux vicissitudes des siècles, il est selon l’expression de Françoise Joukowsky : « comme un monument d’une autre espèce, une forme spirituelle sur laquelle le temps ne peut rien27. »
L’archétype d’une nouvelle esthétique du livre :
9Ce mouvement d’appropriation de l’architecture et de ses vertus par la littérature s’appuie amplement sur L’Hypnerotomachia Poliphili28 publié par Alde Manuce en décembre 1499 à Venise et attribué à Francesco Colonna depuis 152129, et sur les Epigrammata antiquae urbis romae de Mazzocchi30 édités à Rome en 152131.
10Le Poliphile a été maintes fois qualifié de « plus beau livre du monde », il se détache de la production éditoriale de son temps par ses qualités esthétiques indéniables alliant mise en page humaniste en longues lignes, abondance des blancs et caractères romains de haute facture. Le tout complété par cent-soixante douze gravures s’harmonisant parfaitement à la typographie32 et parfois attribuées à Andrea Mantegna, Giovanni Bellini ou Benedetto Bordone33. C’est l’un des très rares livres illustrés d’Alde34. L’ouvrage, en langue vernaculaire, est composé dans les lettera antiqua romaines que Francesco Griffo35, l’un des graveurs de poinçons de l’officine aldine36, a taillé pour cette édition37. Ce nouveau dessin supplante celui des lettres du De Aetna38 publié par Alde en 1495, elles-mêmes dignes héritières (et copies) des romains de Nicolas Jenson.
11Mais le Poliphile et les Epigrammata présentent un autre intérêt, celui de recourir amplement aux représentations d’édifices antiques ou de cippes couverts d’inscriptions épigraphiques d’apparat, parfois bordées par des ornementations ou des cadres architecturaux de pure imagination39. L’inscription y joue un rôle primordial dans la célébration et la préservation de la renommée de leur commanditaire. L’association du monument et du texte est en mesure de défier les outrages du temps et la mort, comme les monuments antiques le mettent en évidence chaque jour.
12Une telle pérennité est, croit-on, le résultat de leur beauté qui est un moyen spécialement efficace pour conserver les choses et les confier à la destinée en les garantissant des affronts du temps40. Cette particulière attention portée à l’épigraphie et à la représentation architecturale, dans le Poliphile, trouve son pendant à Rome et Venise où se développe à la même époque une architecture monumentale funéraire, où l’écriture devient prédominante par rapport à la structure qui la contient et à son décor41. Un mouvement analogue a lieu dans le contexte français, le Poliphile42 et plus tard l’Amadis de Gaule servant de modèle à la création de décors pour les entrées royales ou pour la conception d’édifices43. Toutefois, c’est préférentiellement dans la littérature que la valeur monumentale de l’écrit et sa supériorité sur le marbre s’affirme pleinement.
13Nous sommes là dans un contexte d’imitation tel que la Défense et Illustration de la Langue Française de Joachim Du Bellay en présente un archétype. L’auteur y recommande notamment l’« innutrition » de la langue et des procédés de style des Anciens. Il faut cependant préciser que la tradition de l’imitation remonte au Moyen Âge où l’on imitait déjà les auteurs anciens, et à l’Antiquité, où les auteurs latins imitaient couramment les auteurs grecs44 et s’imitaient également entre eux45. Dans l’Antiquité, l’imitation se faisait le plus souvent selon un certain code : on « affichait son modèle », en reproduisant un passage ou une expression caractéristiques de l’auteur imité : c’était l’imitatio proprement dite. Les lecteurs reconnaissaient l’hommage à un illustre prédécesseur, sans qu’il fût en général nécessaire de le nommer46. Mais on essayait aussi de faire mieux que le modèle : c’était l’æmulatio, par laquelle on « rivalisait » avec lui47. C’est dans ce contexte d’imitatio/æmulatio qu’il convient d’analyser la réception du modèle poliphilesque en France.
La réception du modèle poliphilesque :
14Le Poliphile connaît le succès en France48, tant dans sa version originale et dans sa version moralisée que plus tard par sa traduction, contrairement à une réception plus mitigée dans sa patrie d’origine49. Avec le De re ædificatoria d’Alberti, ils sont perçus comme des bréviaires de la création antiquisante par les milieux artistiques, curiaux et humanistes français. L’ouvrage représente la quintessence de l’esprit « à l’antique50 » dans un contexte culturel où il semble que le roi « eust entreprins de despouiller toute l’Italie, et toute la Grece, et leur retrencher le cours de la fonteine et origine des lettres, pour la faire couler de la Gaule51 ».
15Alde est l’archétype de l’éditeur érudit humaniste, on admire le délicat équilibre qu’il sait trouver entre les différents éléments, typographie, blancs, gravures qui savent donner à l’immatérialité de l’œuvre un agencement en harmonie avec sa présentation matérielle. Alde attache en effet autant d’importance au contenu qu’à la mise en page et à la présentation typographique ce qui fait cruellement défaut à l’édition parisienne contemporaine. Il fait dessiner de nouvelles polices de caractères en parfaite harmonie avec ses éditions en romain, grec ou italique. Il emploie par ailleurs des ateliers de gravure pour ses livres illustrés qui produisent des bois associant délinéation et fines hachures en parfaite ordonnance avec l’esthétique graphique de ses ouvrages.
16L’accueil enthousiaste du Poliphile permet de diffuser largement l’esthétique du livre illustré aldin dans les milieux antiquaires, d’autant que le roi est grand amateur des productions graphiques vénitiennes. Selon les mots de Pierre Duchâtel, homme de confiance et interlocuteur favori à la table du roi : « Il a faict chercher les livres, qui encores se cherchent par tout le monde, et faict tous les jours ressuciter autheurs et memorables esperis qui estoyent il y a plus de mil ans ensepvelis52. » Soucieux d’exposer sa puissance par l’affirmation de la culture française et poussé par Guillaume Budé, son bibliothécaire, il entame une politique typographique d’une grande libéralité53. La contrefaçon précoce de la typographie aldine par quelques imprimeurs lyonnais54 et surtout la « révolution aldine » des années 1530 à Paris illustrent la prégnance de ce modèle sur quelques-uns des faiseurs de livres les plus novateurs du temps, citons Josse Bade, Simon de Colines, Geofroy Tory, Henri Estienne…55
17C’est dans ce contexte de particulière affinité du pouvoir et de ses expressions avec les arts d’architecture et de développement d’une politique de mécénat à l’égard de l’édition humaniste qu’a lieu la révolution aldine à Paris. Elle consacre en quelques années l’avènement de fontes de romain d’excellente facture dans des publications d’une qualité et d’une harmonie typographique inédite. Elle est déclenchée par la publication d’un petit traité, le Champ fleury56, consacré à la lettre romaine et à sa divine proportion qui paraît le 28 avril 1529, muni d’un privilège royal exorbitant à l’époque. L’ouvrage s’inscrit à priori dans la droite lignée des livres publiés à ce sujet en Italie57 et en Allemagne58.
18Le Champ fleury a pour postulat de présenter « ... Lart & Science de la deue & vraye Proportion des Lettres Attiques, qu’on dit autrement Lettres Antiques, & vulgairement Lettres Romaines proportionnées selon le Corps & Visage humain ». Il est réédité deux fois dans la première moitié du xvie siècle59 puis tombe en désuétude. Comme ses prédécesseurs et nombre de ses suivants, il propose un dessin canonique pour la construction des capitales romaines. Mais, loin de se cantonner à fournir un énième modèle de lettres inscrites dans le module vitruvien, il est également un vigoureux appel à une esthétisation de la communication écrite par le recours à des publications à la beauté novatrice inspirée de l’art d’architecture dont le Poliphile et les Epigrammata sont les archétypes. L’ouvrage, produit dans l’entourage direct du roi, est à l’origine des profonds bouleversements de l’esthétique livresque mais également de l’importante amélioration du dessin des fontes romaines à Paris et de leur généralisation dans la composition des publications en français après 1530. Il est le déclencheur de la révolution aldine.
L’esthétique du livre renaissant en France
19Geofroy Tory, humaniste, fin connaisseur de l’Italie, imprimeur royal et libraire juré, l’auteur du Champ fleury, se propose d’assurer la translation matérielle des vertus du monument vers le livre à l’instar de la symbolique poétique et du modèle poliphilesque. Le Champ fleury postule en effet la restauration des « belles et bonnes lettres », c’est-à-dire de tout ce qui relève de la communication écrite en français60. Le modèle en est bien évidemment l’Antiquité, où les romains – en conquérant la littérature grecque – ont donné toute sa puissance à leur propre langage et en ont fait un instrument de domination universelle, le livre fera de même. Son but est de diffuser les préceptes régissant l’usage des « lettres attiques » en langage français pour en généraliser l’emploi convenable. Le Champ fleury propose donc de définir les principes qui garantissent de la corruption et assurent la postérité afin que l’Hercule gallique soit à nouveau loué pour son éloquence comme le firent Lucien et Strabon61.
20Lecteur érudit de Vitruve62, Tory puise toutefois chez Alberti les réflexions sur la nature de la création et ses fondements63. Il connaît tout particulièrement bien ces théories puisqu’il a édité le De re ædificatoria64 en 151265. Usant du principe d’isonomie, il se réfère à la définition inaugurale de l’édification pour fonder son « art et science » des bonnes lettres : « Tout le principe de la construction tient et se résume en une seule chose : réunir avec ordre et assembler avec art [et science] de nombreux matériaux66. »
21En analogie avec le bâtiment, « l’art et science » des belles et bonnes lettres relève de l’accord et l’union des parties d’un tout (auquel elles appartiennent) et qui sont déterminées par trois opérations génératrices : la numération, la délimitation et la position. Ces données précises sont gouvernées par un principe naturel supérieur, absolu et premier, qui en assure la conjonction, l’harmonie. Il en résulte un arrangement rationnel instauré entre toutes les parties et les différents matériaux constituant l’ouvrage, en convenance avec l’effet général recherché, si bien qu’un équilibre parfait s’y crée auquel il n’est possible de rien ajouter, retrancher ou changer, sans faire disparaître l’accord qui les lie. Précisément ce que l’on admire dans le modèle aldin et qui conviendrait si bien à l’esthétique du livre parisien. Cette beauté ne s’adresse pas à l’opinion mais à une faculté innée de l’âme qui reconnaît spontanément une excellence naturelle et parfaite. Elle est déjà présente dans les inscriptions anciennes, mais il convient de la restaurer en appliquant ses principes génératifs aux lettres mais également à l’ensemble des éléments constituant le livre. Tory s’emploie donc à présenter ces règles tout en démontrant leur ascendance antique et divine.
22La Beauté canonique s’appuie sur une imitation scientifiquement raisonnée de la nature, une construction rationnelle élaborée par les grecs et améliorée par les romains. Les anciens dont Vitruve et Cicéron ont fourni certaines clés de cette beauté par la langue, les traités et les vestiges. Cette mémoire est transmise aux renaissants par les écrits, elle est légitimée par les découvertes archéologiques censément présentées dans les ouvrages antiquaires. Pour Geofroy Tory, la première des opérations génératrices de cette beauté est la numération67, c’est-à-dire la juste mesure fondée sur des lois mathématiques. Pour l’exprimer, il procède à la réduction des capitales antiques à un système intellectuel. Pour le déterminer, il affirme avoir effectué des relevés in situ et s’être inspiré des modèles du Poliphile et des Epigrammata. Cette mesure dérivant des lois mathématiques gouvernant les proportions tirées de l’architecture et de la musique est d’un pour dix68. Les lettres « attiques » qui adoptent une telle proportion sont en concordance avec leur objet, les plus à même de retranscrire les arts et le savoir pour les confier à la postérité parce qu’en accord avec l’ordonnance du monde.
23La seconde opération constitutive de la beauté est la délimitation qui consiste en un arrangement organique. Elle fait correspondre les diverses parties commensurables afin d’embellir le corps dont elles forment les éléments. Il convient à ce niveau de se souvenir de l’analogie entre le corps et l’édifice introduite par Alberti dans le De re ædificatoria. Tory rapproche cette opération du decorum cicéronien69 c’est-à-dire de l’adaptation de la pensée et de son expression aux circonstances d’exposition et de convenance70. Il s’agit d’une convenance des formes d’exposition requises en une totalité, ou selon les mots de Tory « de la beaulte dun pre & dun iardin [qui] est en la diversité & multitude assemblee de diverses belles herbes & fleurs, qui de leur odeur rendent une suavite digne quasi destre appellee & ditte chose divine & digne destre immortelle », démarche qui donne son nom au Champ fleury. Cette opération intègre outre les lettres romaines, les lettrines, les ornements et les illustrations à l’exemple de l’assemblage des différents opus en usage dans l’architecture romaine tel que présentés par Pline et Vitruve71.
24Enfin, la position, l’ordonnance générale72, est le précepte prescrivant le placement des plus infimes parties d’un ensemble à leur place convenable, dans une proportion, une forme et une facture qui fasse mutuellement correspondre de la façon la plus équilibrée possible des éléments par essence disparates dans le but d’embellir le corps dont elles forment les parties. Ce que la rhétorique dénomme le teint du style et qui correspond à l’harmonisation des composantes de l’ouvrage entre elles. Ce dernier principe de la beauté construite s’accorde pour une grande part avec les fondements de la délimitation mais les étend à l’ensemble de l’ouvrage pensé comme un édifice. Cette beauté règle le plaisir qui lui est inhérent73, fin suprême de toute création. Par le principe de concaténation, le livre imite son modèle, la logique architecturale qui commande l’organisation générale de l’univers à partir d’une construction originelle, un « palais superbe ». Il constitue un modèle imitable mais insurpassable émanant de la toute puissance divine et fondé sur le langage de la géométrie, de la symétrie et de l’isonomie.
25Ainsi se dessine une esthétique où les lettres qui « veulent sentir lart d’architecture74 » s’intègrent dans une présentation typographique allégée privilégiant les blancs et les marges et usant d’une ornementation commune avec l’art d’architecture. « Car comme l’écriture ne soit que la vraie image de la parole, à bonne raison on l’estimera fausse et abusive si elle ne lui est conforme par un assemblement de lettres convenant au bâtiment des voix75 » ainsi que le précise Louis Meigret. Dans cette relation métaphorique, la page de titre est envisagée comme une porte ou une façade à l’époque où l’édifice est considéré comme « un médiateur [qui] élève l’âme76 ». La décoration recourt aux pilastres, entablements, candélabres, trophées et frises d’arabesques. Inscriptions et textes sont souvent encadrés par des cadres architecturaux rectifiés d’après l’antique. Les figures en cul-de-lampe droit ou inversé77 se multiplient dans les pages imitant les motifs de pendentifs ou de couronnement et fournissant des repères topiques à des lecteurs familiers des artes memoriæ. Poussant l’analogie plus loin encore, Tory s’emploie à harmoniser les lettres, la typographie, les ornements et les illustrations afin de les inscrire dans une nouvelle dimension ornementale et poétique directement issue des considérations sur la beauté construite. Il emploie des gravures en lignes claires rompant radicalement avec le style au criblé et abandonne l’impression en noir et rouge, apportant plus d’espace et de lumière dans les ouvrages.
26Il apparaît évident que les besoins mémoriels du lecteur et la nature mémorielle de la littérature affectent la présentation et la disposition du texte dans le livre lui-même puisque la perception sensible de la réalité textuelle est désormais envisagée comme un problème strictement intellectuel. Les dispositifs d’aide à la lecture et à la mémorisation des textes, hérités de l’Antiquité tardive, se sont rapidement révélés insuffisants. Une « grammaire de la lisibilité78 » s’est développée dans les milieux monastiques insulaires à partir du viie siècle, dont la mise au point a conduit à l’abandon de la scriptio continua antique. La séparation des mots est associée aux distinctiones, c’est-à-dire aux signes de ponctuation, à une forme de division du texte, à l’insertion d’initiales et d’ornementations qui deviennent de plus en plus prégnantes. Tout cet appareil topique est destiné à favoriser une lecture silencieuse à moins que ce ne soit l’inverse qui se produise79. La multiplication de ces éléments liés à l’activité cognitive du lecteur traduit une recherche de lisibilité dont le découpage du texte per cola et comata, en petites unités de sens, constitue le raffinement suprême. L’insertion de ces éléments topiques à l’intérieur du texte participe à le rendre plus lisible et facilement mémorisable. L’emploi de la métaphore et de l’ornementation architecturale renvoie directement aux pratiques mnémotechniques prônées par Cicéron et auxquelles Tory fait explicitement référence80. « L’ordre des lieux [c’est-à-dire les emplacements distincts choisis par la pensée] conserve l’ordre des choses ; les images des choses rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont des lettres qu’on y trace81. »
27Jacques Legrand précise ainsi dans l’Archiloge Sophie au début du xve siècle, que « La premiere regle si est que pour avoir aucune souvenance d’aucune chose, et singulierement pour impectorer [apprendre] par cuer, prouffitable est de mectre en son cour et en son ymagination la figure et la fourme d’ycelle chose que l’en veut impectorer, et pour tant est que l’en estudie mieulx es [dans les] livres enluminez pour ce que la difference des couleurs donne la souvenance de la difference des lignes, et consequament [de ce fait] de ycelle chose que l’on veut impectorer. Et de ce fait les anciens quant ilz vouloient aucune chose recorder [se souvenir] et impectorer, ilz mectoient en leurs livres diverses couleurs et diverses figures a celle fin que la diversite et la difference leur donnast meilleur souvenance82 ». Ces dispositifs textuels sont la continuation des systèmes de pensée qui font ménager à Cicéron des repos et des retours en arrière pour faciliter la mémorisation, qui font diviser par Augustin la Cité de Dieu en unités de sens ou qui structurent la Somme scolastique en arguments et contre-arguments. L’architecture sert de nouveau modèle pour la structuration de la pensée alors que la perception sensible de la réalité textuelle est désormais envisagée comme un problème strictement intellectuel.
Conclusion
28Une esthétique livresque spécifiquement française naît dans l’entourage de Geofroy Tory qui se spécialise pour sa part dans la production de petits ouvrages destinés à l’édification morale et décorés à l’antique selon des préceptes issus de la rhétorique cicéronienne. Ces livres correspondent pleinement à la fréquentation primo-renaissante de l’écrit qui n’est pas tant du domaine de l’expérience esthétique que de celui d’un exercice du jugement régi par les impératifs oratoires83. Il publie également les poèmes de Clément Marot dans une nouvelle graphie introduisant pour la première fois les signes diacritiques en français. Mais sa mort prématurée en 1533 l’empêche de donner la pleine mesure des innovations formelles qu’il préconise dans le Champ fleury et qu’il s’emploie à appliquer durant sa courte carrière.
29L’architecture du livre s’exprime durant la troisième décennie du xvie siècle dans la continuité de la révolution aldine déclenchée par l’assimilation de l’esthétique du Poliphile et la publication du Champ fleury84. Un profond renouveau du livre illustré a lieu vers 1540. Il est l’œuvre des libraires Denis Janot, Jean Groulleau et Jacques Kerver, du graveur de poinçons Claude Garamont, et de Gilles Corrozet85. Ils s’éloignent des modèles issus du Rhin supérieur et de Venise afin de développer une nouvelle esthétique reflétant l’art d’architecture en correspondance avec la fonction commémorative nouvellement dévolue au livre. Ces principes trouvent leur apogée chez Jacques Kerver86, éditeur du Discours du songe de Poliphile, sommet de la typographie au milieu du siècle, et reflet du grand travail d’édification de l’État culturel, soutenu par l’édition humaniste, voulu par François Ier. Les ouvrages peuvent alors conjuguer l’éloquence des ornements à celle des mots tandis que la typographie atteint un sommet dans un jeu d’analogies formelles avec l’art d’architecture qui se concrétise dans la publication de l’Art de bien bastir du seigneur Leon Baptiste Albert traduit par Jean Martin87.
30Un décorum typographique scandé d’éléments architecturaux se déploie alors. La valeur monumentale et commémorative du livre et sa supériorité sur la fragilité marmoréenne s’incarne pleinement dans des édifices livresques d’apparat. Ces monuments, dont le frontispice est l’élément primordial, créent « comme des architectures éphémères qui ponctuent un itinéraire sacral, balis[ant] l’espace orienté du livre en son point le plus sensible : le seuil88 ». L’emploi du frontispice se généralise entre 1590 et 1610 pour atteindre une apogée entre 1640 et 166089. Ils s’affranchissent alors de l’esthétique architecturale pour s’inspirer de l’art de peinture à la suite de la naissance du « livre consacré à l’art90 », tandis que s’annonce le triomphe de la raison graphique du siècle des Lumières.
31La « réduction en art » de la typographie n’a lieu qu’à partir du milieu du xviie siècle dans une série de publications tentant de rassembler les divers usages orthotypographiques et proposant les principes d’unités des parties de l’ouvrage fondés sur les règles de la géométrie et les gabarits harmoniques. Paradoxalement, c’est le moment où se réactualise l’image de la typographie comme forme d’expression architecturale. Joseph Moxon compare les typographes aux architectes dans ses Mechanick Exercises, parus à Londres en 1683-168491, instituant un lieu commun encore repris aujourd’hui. L’art d’architecture est alors supplanté dans l’usage typographique par l’emploi d’arabesques végétales, de festons, de guirlandes, et de coquilles du style rocaille des vignettes typographiques gravées par Luce, tandis que les mathématiques inspirent dorénavant de manière quasi exclusive les règles de construction de la page et des lettres, à l’exemple du romain du roi de Philippe Grandjean92.
Notes de bas de page
1Le terme (très) théorique en serait l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau, Paris, 1781.
2Phèdre, LX.
3Sur cette notion, voir Kastan David Scott, Shakespeare and the Book, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 117-118. Également, Chartier Roger, Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (xie-xviiie siècle), Paris, Éditions du Seuil, 2005, p.7 sq.
4Voir Fumaroli Marc, L’École du silence. Le sentiment des images au xviie siècle, Paris, Flammarion, 1998, p. 422.
5Selon l’expression de Jean-Marc Chatelain, op. cit. ci-dessous.
6Chez Kerver, Michel le Noir, Félix Baligault, Jean Philippe…
7Voir Zerner Henri, L’Art de la Renaissance en France. L’invention du classicisme, Paris, Flammarion, 1996, p. 15-16.
8Un lieu commun présente en effet l’organisation architecturale de l’univers à partir d’une construction originelle, un « palais superbe », émanant de la toute puissance d’un Dieu « Architecte suprême ». Voir La Sepmaine ou création du monde de Guillaume Salluste du Bartas, respectivement second jour, vers 1062 et sixième jour vers 449.
9Sur l’importance de la figure de Salomon dans l’imagerie dynastique, voir Lecoq Anne-Marie, François Ier imaginaire. Symbolique et politique à l’aube de la Renaissance française, Paris, Macula, 1987, p. 361 sq. Cette métaphore de l’espace architecturé par un roi architecte pour désigner la France complète la référence au jardin, au verger ou à l’arbre fertile conventionnels au xve siècle. Voir Beaune Colette, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985, p. 318-323.
10Guillaume Budé fut élève de Fra Giovanni Giocondo, architecte, illustrateur de Vitruve, qui possédait une importante collection d’inscriptions antiques ; il a enseigné l’architecture en France entre 1495 et 1505 tout en participant à la construction du Pont Notre-Dame à Paris. Budé a consigné ses notes sur Vitruve dans plusieurs ouvrages. En premier lieu, il a annoté très tôt un exemplaire de l’édition de 1497 imprimée à Venise ; il y fait différentes sortes de commentaires, il corrige le texte, dessine des figures et traduit nombre de termes latins et grecs en français. Puisque plusieurs de ces corrections et figures se retrouvent par la suite dans l’édition de Vitruve que Giocondo donne en 1511, on est en droit de penser qu’elles sont le fruit du cours du maître. Ensuite, Budé incorpore un grand nombre de ses commentaires sur Vitruve dans ses Annotationes in Pandectas qu’il publie dès 1508.
11Entre 1540 et 1559 avec la publication de l’adaptation française de l’Amadis de Gaule chez Denis Janot, à Paris et aux alentours de 1560 avec la publication du roman de Barthelemy Aneau, Alector ou le coq, histoire fabuleuse, Lyon, 1560.
12Un vocabulaire technique nouveau apparaît à partir de 1540. Voir Cagnon Maurice et Smith S., « Le Vocabulaire de l’architecture en France de 1500 à 1550 » in Cahiers de lexicologie, XVIII (1971), p. 89-108 et vol. XIX (1971) p. 94-108. Ouvrage cité dans Pérouse de Montclos Jean-Marie, Architecture, méthode et vocabulaire, Paris, Imprimerie nationale, 5e édition 2004. Édition originale, Paris, 1972.
13Le tombeau littéraire du xvie siècle, si l’on s’en tient au tombeau collectif, qui est sans doute la version la plus « achevée » du tombeau littéraire du temps, analysé comme une architecture – parfois ordonnée selon des codes bien précis, par exemple un ordre des textes qui n’est pas laissé au hasard – composée d’éléments dont l’hétérogénéité, littérairement parlant, est un trait constitutif majeur. Hétérogénéité de genres et de formes – sonnets, épigrammes… –, des langues aussi, voire coexistence de la prose et du vers, hétérogénéité qui ne doit pas être tenue comme un inaccomplissement, un « défaut », mais comme un signe de richesse, et de riche diversité. On ne s’étonnera pas que l’épitaphe y ait sa place (soit en tant que telle, soit intégrée à un texte qui, en lui-même, relève d’un autre genre). En ce sens, l’épitaphe « littéraire », qui peut passer pour une métonymie du tombeau réel, est accompagnée dans ces volumes de textes qui brossent le portrait du défunt comme, dans la réalité, l’inscription est doublée d’une effigie. Le tombeau littéraire, est le lieu d’un échange ayant pour acteurs les auteurs (voire l’éditeur) et le commanditaire ou l’institution, il disparaît ....
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