Entre tous les trophées de generosité de noz majeurs et ancestres, je ne trouve rien qui puisse egaler à l’admirable invention, utilité et dignité de l’Imprimerie, laquelle surmonte tout ce que l’antiquité a peu concevoir et imaginer d’excellent, attendu qu’elle conserve et garde toutes les conceptions de noz ames.
C’est la tresoriere qui immortalise les monumens de nos espritz,
Et eternise de siecle en siecle,
Et quasi enfante et produist en lumiere les fruictz de noz labeurs.
Pierre Boaistuau,
Bref discours de l’excellence et dignité de l’homme, Paris, 1558.
1Les livres sont au cœur de la culture ancienne de l’écrit qui s’étend de l’Antiquité tardive au xviiie siècle au moins1. La tradition herméneutique occidentale (à la suite du Phèdre2) a institué une rupture entre la pensée et sa représentation écrite ou peinte, cette dernière relevant de la « chose morte ». De ce fait, les études sur l’esthétique livresque tardo-médiévale et renaissante se sont portées sur la transcendance de l’œuvre par rapport à la matérialité de l’écrit, affirmant la pureté de l’idée par rapport à l’inévitable corruption de la matière, l’immatérialité de la pensée face à la textualité des ouvrages3.L’histoire de « la chose imprimée » s’est ainsi penchée sur l’esthétique des livres, en regard des contraintes techniques inhérentes aux différents procédés mis en œuvre pour leur production. Ce dévoilement des limites de la matière à exalter l’œuvre est allé de paire avec une vision « évolutionniste » des progrès de l’art d’imprimer. Pourtant, très tôt dans l’histoire du livre imprimé, la restitution de la lumière de l’esprit sur la page a été au cœur de l’une des problématiques les plus intéressantes ; il s’agit de l’orchestration visuelle du livre ou comment la beauté du support doit magnifier l’œuvre qu’elle contient, son auteur et son commanditaire, pour les confier à la postérité par l’intermédiaire d’une architecture commémorative.
2Nous voudrions montrer comment la « révolution aldine » des années 1530 a contribué à affirmer une conscience aiguë de l’orchestration visuelle du livre chez les éditeurs humanistes à la pointe de l’avant-garde. Ce mouvement marque le passage d’une conception médiévale à une certaine modernité. Il met en exergue la manière dont le livre humaniste a été pensé comme écrin, comme projection de l’éloquence4, visant à faire du livre un spectacle de magnificence, une « machine à produire de l’éternité5 », détaché des contingences de l’écoulement du temps.
La réception du modèle poliphilesque :
14Le Poliphile connaît le succès en France48, tant dans sa version originale et dans sa version moralisée que plus tard par sa traduction, contrairement à une réception plus mitigée dans sa patrie d’origine49. Avec le De re ædificatoria d’Alberti, ils sont perçus comme des bréviaires de la création antiquisante par les milieux artistiques, curiaux et humanistes français. L’ouvrage représente la quintessence de l’esprit « à l’antique50 » dans un contexte culturel où il semble que le roi « eust entreprins de despouiller toute l’Italie, et toute la Grece, et leur retrencher le cours de la fonteine et origine des lettres, pour la faire couler de la Gaule51 ».
15Alde est l’archétype de l’éditeur érudit humaniste, on admire le délicat équilibre qu’il sait trouver entre les différents éléments, typographie, blancs, gravures qui savent donner à l’immatérialité de l’œuvre un agencement en harmonie avec sa présentation matérielle. Alde attache en effet autant d’importance au contenu qu’à la mise en page et à la présentation typographique ce qui fait cruellement défaut à l’édition parisienne contemporaine. Il fait dessiner de nouvelles polices de caractères en parfaite harmonie avec ses éditions en romain, grec ou italique. Il emploie par ailleurs des ateliers de gravure pour ses livres illustrés qui produisent des bois associant délinéation et fines hachures en parfaite ordonnance avec l’esthétique graphique de ses ouvrages.
16L’accueil enthousiaste du Poliphile permet de diffuser largement l’esthétique du livre illustré aldin dans les milieux antiquaires, d’autant que le roi est grand amateur des productions graphiques vénitiennes. Selon les mots de Pierre Duchâtel, homme de confiance et interlocuteur favori à la table du roi : « Il a faict chercher les livres, qui encores se cherchent par tout le monde, et faict tous les jours ressuciter autheurs et memorables esperis qui estoyent il y a plus de mil ans ensepvelis52. » Soucieux d’exposer sa puissance par l’affirmation de la culture française et poussé par Guillaume Budé, son bibliothécaire, il entame une politique typographique d’une grande libéralité53. La contrefaçon précoce de la typographie aldine par quelques imprimeurs lyonnais54 et surtout la « révolution aldine » des années 1530 à Paris illustrent la prégnance de ce modèle sur quelques-uns des faiseurs de livres les plus novateurs du temps, citons Josse Bade, Simon de Colines, Geofroy Tory, Henri Estienne…55
17C’est dans ce contexte de particulière affinité du pouvoir et de ses expressions avec les arts d’architecture et de développement d’une politique de mécénat à l’égard de l’édition humaniste qu’a lieu la révolution aldine à Paris. Elle consacre en quelques années l’avènement de fontes de romain d’excellente facture dans des publications d’une qualité et d’une harmonie typographique inédite. Elle est déclenchée par la publication d’un petit traité, le Champ fleury56, consacré à la lettre romaine et à sa divine proportion qui paraît le 28 avril 1529, muni d’un privilège royal exorbitant à l’époque. L’ouvrage s’inscrit à priori dans la droite lignée des livres publiés à ce sujet en Italie57 et en Allemagne58.
18Le Champ fleury a pour postulat de présenter « ... Lart & Science de la deue & vraye Proportion des Lettres Attiques, qu’on dit autrement Lettres Antiques, & vulgairement Lettres Romaines proportionnées selon le Corps & Visage humain ». Il est réédité deux fois dans la première moitié du xvie siècle59 puis tombe en désuétude. Comme ses prédécesseurs et nombre de ses suivants, il propose un dessin canonique pour la construction des capitales romaines. Mais, loin de se cantonner à fournir un énième modèle de lettres inscrites dans le module vitruvien, il est également un vigoureux appel à une esthétisation de la communication écrite par le recours à des publications à la beauté novatrice inspirée de l’art d’architecture dont le Poliphile et les Epigrammata sont les archétypes. L’ouvrage, produit dans l’entourage direct du roi, est à l’origine des profonds bouleversements de l’esthétique livresque mais également de l’importante amélioration du dessin des fontes romaines à Paris et de leur généralisation dans la composition des publications en français après 1530. Il est le déclencheur de la révolution aldine.
L’esthétique du livre renaissant en France
19Geofroy Tory, humaniste, fin connaisseur de l’Italie, imprimeur royal et libraire juré, l’auteur du Champ fleury, se propose d’assurer la translation matérielle des vertus du monument vers le livre à l’instar de la symbolique poétique et du modèle poliphilesque. Le Champ fleury postule en effet la restauration des « belles et bonnes lettres », c’est-à-dire de tout ce qui relève de la communication écrite en français60. Le modèle en est bien évidemment l’Antiquité, où les romains – en conquérant la littérature grecque – ont donné toute sa puissance à leur propre langage et en ont fait un instrument de domination universelle, le livre fera de même. Son but est de diffuser les préceptes régissant l’usage des « lettres attiques » en langage français pour en généraliser l’emploi convenable. Le Champ fleury propose donc de définir les principes qui garantissent de la corruption et assurent la postérité afin que l’Hercule gallique soit à nouveau loué pour son éloquence comme le firent Lucien et Strabon61.
20Lecteur érudit de Vitruve62, Tory puise toutefois chez Alberti les réflexions sur la nature de la création et ses fondements63. Il connaît tout particulièrement bien ces théories puisqu’il a édité le De re ædificatoria64 en 151265. Usant du principe d’isonomie, il se réfère à la définition inaugurale de l’édification pour fonder son « art et science » des bonnes lettres : « Tout le principe de la construction tient et se résume en une seule chose : réunir avec ordre et assembler avec art [et science] de nombreux matériaux66. »
21En analogie avec le bâtiment, « l’art et science » des belles et bonnes lettres relève de l’accord et l’union des parties d’un tout (auquel elles appartiennent) et qui sont déterminées par trois opérations génératrices : la numération, la délimitation et la position. Ces données précises sont gouvernées par un principe naturel supérieur, absolu et premier, qui en assure la conjonction, l’harmonie. Il en résulte un arrangement rationnel instauré entre toutes les parties et les différents matériaux constituant l’ouvrage, en convenance avec l’effet général recherché, si bien qu’un équilibre parfait s’y crée auquel il n’est possible de rien ajouter, retrancher ou changer, sans faire disparaître l’accord qui les lie. Précisément ce que l’on admire dans le modèle aldin et qui conviendrait si bien à l’esthétique du livre parisien. Cette beauté ne s’adresse pas à l’opinion mais à une faculté innée de l’âme qui reconnaît spontanément une excellence naturelle et parfaite. Elle est déjà présente dans les inscriptions anciennes, mais il convient de la restaurer en appliquant ses principes génératifs aux lettres mais également à l’ensemble des éléments constituant le livre. Tory s’emploie donc à présenter ces règles tout en démontrant leur ascendance antique et divine.
22La Beauté canonique s’appuie sur une imitation scientifiquement raisonnée de la nature, une construction rationnelle élaborée par les grecs et améliorée par les romains. Les anciens dont Vitruve et Cicéron ont fourni certaines clés de cette beauté par la langue, les traités et les vestiges. Cette mémoire est transmise aux renaissants par les écrits, elle est légitimée par les découvertes archéologiques censément présentées dans les ouvrages antiquaires. Pour Geofroy Tory, la première des opérations génératrices de cette beauté est la numération67, c’est-à-dire la juste mesure fondée sur des lois mathématiques. Pour l’exprimer, il procède à la réduction des capitales antiques à un système intellectuel. Pour le déterminer, il affirme avoir effectué des relevés in situ et s’être inspiré des modèles du Poliphile et des Epigrammata. Cette mesure dérivant des lois mathématiques gouvernant les proportions tirées de l’architecture et de la musique est d’un pour dix68. Les lettres « attiques » qui adoptent une telle proportion sont en concordance avec leur objet, les plus à même de retranscrire les arts et le savoir pour les confier à la postérité parce qu’en accord avec l’ordonnance du monde.
23La seconde opération constitutive de la beauté est la délimitation qui consiste en un arrangement organique. Elle fait correspondre les diverses parties commensurables afin d’embellir le corps dont elles forment les éléments. Il convient à ce niveau de se souvenir de l’analogie entre le corps et l’édifice introduite par Alberti dans le De re ædificatoria. Tory rapproche cette opération du decorum cicéronien69 c’est-à-dire de l’adaptation de la pensée et de son expression aux circonstances d’exposition et de convenance70. Il s’agit d’une convenance des formes d’exposition requises en une totalité, ou selon les mots de Tory « de la beaulte dun pre & dun iardin [qui] est en la diversité & multitude assemblee de diverses belles herbes & fleurs, qui de leur odeur rendent une suavite digne quasi destre appellee & ditte chose divine & digne destre immortelle », démarche qui donne son nom au Champ fleury. Cette opération intègre outre les lettres romaines, les lettrines, les ornements et les illustrations à l’exemple de l’assemblage des différents opus en usage dans l’architecture romaine tel que présentés par Pline et Vitruve71.
24Enfin, la position, l’ordonnance générale72, est le précepte prescrivant le placement des plus infimes parties d’un ensemble à leur place convenable, dans une proportion, une forme et une facture qui fasse mutuellement correspondre de la façon la plus équilibrée possible des éléments par essence disparates dans le but d’embellir le corps dont elles forment les parties. Ce que la rhétorique dénomme le teint du style et qui correspond à l’harmonisation des composantes de l’ouvrage entre elles. Ce dernier principe de la beauté construite s’accorde pour une grande part avec les fondements de la délimitation mais les étend à l’ensemble de l’ouvrage pensé comme un édifice. Cette beauté règle le plaisir qui lui est inhérent73, fin suprême de toute création. Par le principe de concaténation, le livre imite son modèle, la logique architecturale qui commande l’organisation générale de l’univers à partir d’une construction originelle, un « palais superbe ». Il constitue un modèle imitable mais insurpassable émanant de la toute puissance divine et fondé sur le langage de la géométrie, de la symétrie et de l’isonomie.
25Ainsi se dessine une esthétique où les lettres qui « veulent sentir lart d’architecture74 » s’intègrent dans une présentation typographique allégée privilégiant les blancs et les marges et usant d’une ornementation commune avec l’art d’architecture. « Car comme l’écriture ne soit que la vraie image de la parole, à bonne raison on l’estimera fausse et abusive si elle ne lui est conforme par un assemblement de lettres convenant au bâtiment des voix75 » ainsi que le précise Louis Meigret. Dans cette relation métaphorique, la page de titre est envisagée comme une porte ou une façade à l’époque où l’édifice est considéré comme « un médiateur [qui] élève l’âme76 ». La décoration recourt aux pilastres, entablements, candélabres, trophées et frises d’arabesques. Inscriptions et textes sont souvent encadrés par des cadres architecturaux rectifiés d’après l’antique. Les figures en cul-de-lampe droit ou inversé77 se multiplient dans les pages imitant les motifs de pendentifs ou de couronnement et fournissant des repères topiques à des lecteurs familiers des artes memoriæ. Poussant l’analogie plus loin encore, Tory s’emploie à harmoniser les lettres, la typographie, les ornements et les illustrations afin de les inscrire dans une nouvelle dimension ornementale et poétique directement issue des considérations sur la beauté construite. Il emploie des gravures en lignes claires rompant radicalement avec le style au criblé et abandonne l’impression en noir et rouge, apportant plus d’espace et de lumière dans les ouvrages.
26Il apparaît évident que les besoins mémoriels du lecteur et la nature mémorielle de la littérature affectent la présentation et la disposition du texte dans le livre lui-même puisque la perception sensible de la réalité textuelle est désormais envisagée comme un problème strictement intellectuel. Les dispositifs d’aide à la lecture et à la mémorisation des textes, hérités de l’Antiquité tardive, se sont rapidement révélés insuffisants. Une « grammaire de la lisibilité78 » s’est développée dans les milieux monastiques insulaires à partir du viie siècle, dont la mise au point a conduit à l’abandon de la scriptio continua antique. La séparation des mots est associée aux distinctiones, c’est-à-dire aux signes de ponctuation, à une forme de division du texte, à l’insertion d’initiales et d’ornementations qui deviennent de plus en plus prégnantes. Tout cet appareil topique est destiné à favoriser une lecture silencieuse à moins que ce ne soit l’inverse qui se produise79. La multiplication de ces éléments liés à l’activité cognitive du lecteur traduit une recherche de lisibilité dont le découpage du texte per cola et comata, en petites unités de sens, constitue le raffinement suprême. L’insertion de ces éléments topiques à l’intérieur du texte participe à le rendre plus lisible et facilement mémorisable. L’emploi de la métaphore et de l’ornementation architecturale renvoie directement aux pratiques mnémotechniques prônées par Cicéron et auxquelles Tory fait explicitement référence80. « L’ordre des lieux [c’est-à-dire les emplacements distincts choisis par la pensée] conserve l’ordre des choses ; les images des choses rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont des lettres qu’on y trace81. »
27Jacques Legrand précise ainsi dans l’Archiloge Sophie au début du xve siècle, que « La premiere regle si est que pour avoir aucune souvenance d’aucune chose, et singulierement pour impectorer [apprendre] par cuer, prouffitable est de mectre en son cour et en son ymagination la figure et la fourme d’ycelle chose que l’en veut impectorer, et pour tant est que l’en estudie mieulx es [dans les] livres enluminez pour ce que la difference des couleurs donne la souvenance de la difference des lignes, et consequament [de ce fait] de ycelle chose que l’on veut impectorer. Et de ce fait les anciens quant ilz vouloient aucune chose recorder [se souvenir] et impectorer, ilz mectoient en leurs livres diverses couleurs et diverses figures a celle fin que la diversite et la difference leur donnast meilleur souvenance82 ». Ces dispositifs textuels sont la continuation des systèmes de pensée qui font ménager à Cicéron des repos et des retours en arrière pour faciliter la mémorisation, qui font diviser par Augustin la Cité de Dieu en unités de sens ou qui structurent la Somme scolastique en arguments et contre-arguments. L’architecture sert de nouveau modèle pour la structuration de la pensée alors que la perception sensible de la réalité textuelle est désormais envisagée comme un problème strictement intellectuel.